« Le monde qui s’ouvre sera obsédé par la préservation de la vie humaine »

Dans un entretien avec le magazine l’Express, Denis Kessler, PDG de SCOR, s’interroge sur les conséquences de long-terme de l’épidémie et sur la croissance continue de l'aversion au risque.

The world ahead

Propos recueillis par Béatrice Mathieu et publiés le 30 juillet 2020

 

La pandémie et sa gestion ont révélé une croissance continue de l'aversion au risque dans nos sociétés modernes. Une demande pressante de préservation de la vie et d'éradication de la souffrance coûte que coûte. Comment le politique peut-il y répondre ? Et surtout, à quel coût ? Est-ce un frein à l'innovation ? Pour Denis Kessler, le PDG du réassureur Scor, ce besoin de préservation de l'intégrité humaine va peser durablement sur les budgets des Etats et des ménages.

 

La pandémie de Covid-19. « Elle agit comme un bain de révélateur : on voit progressivement apparaitre les noirs et blancs qui composeront la photographie du nouveau monde. Ce choc sanitaire historique accélère des tendances qui étaient déjà à l’œuvre, mais qui se dessinent de plus en plus nettement. »

 

Le refus du danger. « Globalement, on peut prétendre que l’aversion à l’égard de l’aléa augmente dans tous les pays, notamment parce que les risques vitaux – liés à la mortalité et à la morbidité – paraissent plus prégnants. Tous les individus, partout dans le monde, peuvent être potentiellement affectés par la pandémie. Il n’existe quasiment aucune autre menace qui présente une telle caractéristique. Même si des catastrophes naturelles peuvent être très graves, elles sont toujours localisées, jamais globales. La résonance de la pandémie est très forte, car celle-ci renvoie aux grandes peurs individuelles et collectives, d’autant plus anxiogènes que le danger est invisible.

 

Le choc actuel laissera des traces profondes dans notre inconscient. Nous redouterons davantage les risques et l’on ressentira leur survenance de façon de plus en plus traumatique. La demande de protection et la demande de prévention vont aller s’amplifiant : il faudra s’efforcer tout à la fois de limiter la probabilité de survenance des événements traumatiques, notamment catastrophiques, et de réduire leurs impacts lorsqu’ils surviendront, tant sur la population en général que sur chacun des individus qui la composent.

 

La hausse de l’aversion pour les risques fait que leur gestion – notamment par les pouvoirs publics – va devoir évoluer profondément. Il n’échappe plus à personne que l’Etat, qui a la charge la sécurité sanitaire, est bel et bien le responsable en dernier ressort. A ce titre, les défaillances dont beaucoup d’autorités ont fait preuve au cours de cette pandémie devraient conduire à une refonte de la politique de risk management des pouvoirs publics. Les Etats devraient davantage anticiper les risques majeurs pouvant affecter les populations, préparer les réponses les plus appropriées pour les endiguer, les mettre en œuvre sans délai, mieux articuler les actions de la société civile et celles des pouvoirs publics, et, enfin, améliorer la communication auprès de la population. »

 

La valeur économique de la vie. « Il est indéniable que la valeur de la vie humaine croît de façon accélérée, et que la souffrance est de plus en plus rejetée. Il s’agit à la fois de la valeur « objective », « économique », et de la valeur « subjective » de la vie – celle qu’on lui reconnaît, qu’on lui attribue. L’expansion mondiale au cours des trente dernières années – due notamment à la globalisation – s’est traduite par une hausse très significative de la valeur économique, entendue comme la somme actualisée des revenus perçus au cours de la vie. La progression des revenus, la diffusion de l’éducation et la baisse des taux d’actualisation, conjuguées à l’allongement de l’espérance de vie, ont fait que cette valeur économique a augmenté bien plus fortement que le PIB. L’accroissement de l’aversion pour l’aléa conduit à ce que la propension à protéger ce patrimoine humain s’élève, aussi bien qualitativement que quantitativement. Cela explique notamment la progression considérable des dépenses de santé et l’augmentation tendancielle de la demande de soins partout dans le monde, y compris dans les pays émergents. Les dépenses consacrées directement ou indirectement à la préservation de la valeur de la vie occupent une part qui devient dominante dans le budget des Etats et celui des ménages. »

 

La préservation de l’intégrité humaine. « Quant au rejet de toute souffrance, ce phénomène va lui aussi s’intensifiant. Une souffrance entendue lato sensu : douleur physique, évidemment, mais aussi psychique, morale. La crise des opioïdes aux Etats-Unis est là pour témoigner du refus sociétal croissant de souffrir. Les médicaments antidouleur et les antidépresseurs de toute nature sont consommés en quantité toujours plus grande. Ce rejet toujours plus vif des afflictions signifie que les ressources consacrées à les éliminer vont fortement augmenter, tant au niveau privé qu’au niveau public. »

 

Un coût social. « Selon le nouveau vecteur de valeur qui apparaît et a gagné en force à l’occasion de la pandémie, tout doit être mis en œuvre pour assurer « l’intégrité » globale de chaque personne, pour éviter sa dégradation, sa diminution, son altération. Le mouvement était déjà lancé. Depuis quelques décennies, on a étendu le champ de la souffrance, au départ strictement physique, aujourd’hui infiniment plus large dans son acception. La loi a consacré cette extension, comme le montrent les législations portant sur le harcèlement moral, notamment dans le cadre du travail. Des tourments autrefois tolérés deviennent l’objet de sanctions pénales ou civiles, et donnent lieu à indemnisation. Mais il n’y a pas toujours de « responsable » …

 

Préservation coûte que coûte de la vie, éradication coûte que coûte de la souffrance… Voilà les tendances qui vont caractériser le monde de l’après-Covid-19. Cette « repondération » des fonctions d’utilité collective et individuelle va donner lieu à des choix nouveaux, qui vont impacter nos organisations sociales, modifier les comportements de chacun et dessiner un monde dominé par la recherche de la protection maximale du patrimoine humain. Chercher à éliminer risque de mortalité et souffrance – rêve quelque peu démiurge – est-il entièrement souhaitable ? Est-ce simplement réaliste ? »

 

 

 

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