Chocs en stock

Denis Kessler, président de SCOR, a publié une chronique dans le quotidien français Les Echos.

Chocs en stock

Chronique publiée le 15 juillet 2022.

 

La multiplication des ruptures met le corps social à rude épreuve. De notre capacité à les absorber dépend l’avenir de nos démocraties.

 

Un sentiment d’incompréhension des évolutions économiques semble de plus en plus partagé par nos concitoyens. On ne comprend plus un nombre croissant de développements en recourant aux variables explicatives traditionnelles. Si l’on décompose les phénomènes en une partie déterministe et une partie aléatoire, la première semble clairement régresser au profit de la seconde. En bref, le monde économique et financier semble être sans cesse davantage stochastique, volatil, incertain.

 

Ce constat s’explique par la multiplication des chocs et ruptures de toute nature, qui viennent perturber les cycles et tendances traditionnels. Citons pêle-mêle la pandémie, la guerre en Ukraine, le Brexit, les attentats, la crise énergétique, le retour de l’inflation, les catastrophes naturelles, etc. Les chocs s’entrechoquent : la guerre se traduit par une crise alimentaire, la crise de l’énergie alimente l’inflation, qui provoque un choc boursier… Et ils se propagent partout dans le monde, ce qui crée un effet de résonance qui les amplifie. Le vocabulaire anglais est de plus en plus fourni de mots qui commencent par « dis » : distress, disorder, disruption, discontinuities, distorsion… Not good !

 

Augmentation de la conflictualité
Par définition, ces chocs ne sont pas prévisibles. On peut évidemment estimer leurs probabilités de survenance, mais même les distributions sous-jacentes paraissent incomplètes et instables. Ce sont des événements à fréquence faible et forte gravité qui appartiennent aux queues de distribution probabiliste, les plus difficiles à modéliser. Et l’approche par scénario ou « stress test » ne semble pas vraiment convaincante.


L’accroissement de la stochasticité (ce qui relève du hasard) est synonyme de montée des risques lato sensu, susceptible d’affecter le bien-être moral, psychique et économique de nos concitoyens. L’univers des risques est en expansion. Or l’aversion aux risques est la chose au monde la mieux partagée ! On sait aussi que face aux risques, trois attitudes sont possibles, selon Albert Hirschman : « Exit », « voice » ou « loyalty ». Fuir, crier, ou tenir.


Ce phénomène apporte de l’eau au moulin de ceux qui crient, fait résigner encore davantage ceux qui fuient, et décourager ceux qui tiennent. Drôle d’alchimie ! Nul doute que ceci se traduira par une augmentation de la conflictualité, source de nouveaux risques.

 

Fatigue croissante du corps social
Dans un monde de chocs et de ruptures, les pouvoirs publics apparaissent toujours surpris, rapidement débordés, parant au plus pressé, multipliant les mesures d’urgence. Alors que les chocs se multiplient, on constate que rien, ou presque, n’a été fait ex ante pour en pallier les conséquences.


L’approche contingente est très peu développée. Globalement, le « risk management » public est embryonnaire. Et la défiance vis-à-vis des dirigeants affecte un nombre croissant de démocraties. Quand ça turbule et secoue de plus en plus, les passagers se demandent s’il y a un pilote dans l’avion… La preuve de l’élévation du niveau d’aléa peut être trouvée dans le recours croissant au concept de résilience, qui qualifie la capacité d’un objet à retrouver sa forme initiale après un choc. Il est vrai que notre « résilience » collective est mise à rude épreuve depuis le début de ce millénaire. Oui, nos sociétés sont parvenues jusqu’à présent à rebondir, sans se disloquer. Mais ont-elles pour autant retrouvé leur « forme » originale ? Le ressort reprend sa forme initiale après avoir été étiré ou pressé, mais à la seule condition qu’il ne casse pas…


Beaucoup de signes attestent de la fatigue croissante du corps social confronté sans cesse à des ruptures traumatisantes. Se pourrait-il que la « limite d’élasticité » de nos sociétés modernes soit franchie, c’est-à-dire que tous ces chocs modifient en profondeur les équilibres fondamentaux des sociétés ? Cette question est au coeur de l’avenir de nos démocraties.
 

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